J'espère que chaque jeune étudiant en photographie verra arriver un moment où le besoin de terminer son travail l'emportera sur le désir de réussir à l'école. Cela m'est arrivé en 1984, alors que j'étais en master. Je compare ce moment à un premier baiser : on n'a qu'une seule chance, et avec un peu de chance, on ne la gâche pas.
 Après la cérémonie commémorative de Garry Winogrand en mars de cette année-là et une tempête de neige exceptionnelle à New York par cette chaude journée de printemps, j'ai pris le métro jusqu'à Bay Ridge, à Brooklyn, pour rendre visite à mon professeur de lycée, l'artiste Len Bellinger. Comme d'habitude, j'avais mon appareil photo 8x10 et ses supports dans un sac à dos, le trépied étant suspendu sur le côté. Élève assidue, j'ai saisi l'occasion de photographier mon alma mater, un lycée catholique pour filles à majorité italo-américaine. J'ai immédiatement été submergée par une vague de reconnaissance et de terreur. J'y suis retournée photographier à plusieurs reprises au cours des mois suivants, sachant intuitivement qu'il y avait quelque chose d'important à dévoiler. Quelques années plus tôt, entre ces murs, j'avais vécu mon adolescence, une période de joie intense et de souffrance insondable. Sans hésiter, ce jour de printemps, j'ai sauté du précipice. J'étais amoureuse.
 Ce livre présente le travail de Brooklyn, ainsi que des photographies prises à l'époque dans deux écoles catholiques pour filles de New Haven. Toutes les œuvres sont réalisées avec un appareil photo 8x10 et imprimées sur platine, une technique que j'utilise toujours. L'influence des photographes dont j'admirais les œuvres, notamment August Sanders et Diane Arbus, est évidente. Les germes de mes futurs projets se trouvent tous dans ce livre. Avec les jeunes filles catholiques, j'ai pris l'habitude, toute ma vie, d'un travail obsessionnel que je ne souhaiterais peut-être à personne de proche. En repensant à ces quarante années, je ne pense pas avoir eu beaucoup de choix. Je reste très reconnaissante envers tous ceux qui m'ont soutenue au fil des décennies, notamment les jeunes filles extraordinaires qui ont généreusement offert de leur temps pour se faire photographier en 1984.